Selon l’Institut National de Veille Sanitaire (INVS), un quart des hommes (24 %) et un tiers des femmes (37 %) souffrent en France de détresse psychique liée à leur travail. « Ce qui est nouveau, c’est le fait que des gens se suicident sur les lieux du travail », déclare Christophe Dejours lors d’une conférence sur le stress. Les suicides semblent être la partie émergée de l’iceberg de la souffrance au travail. Ce professeur éminent, titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail du CNAM, se passionne pour la recherche des causes des pathologies mentales liées au travail. Ses travaux l’ont amené à mettre en évidence deux facteurs principaux : les méthodes d’évaluation de la performance et les politiques de Qualité Totale.
Christophe Dejours stress au travail /2em partie
Suivons sa démonstration :
Ce qui est en cause, ce n’est pas l’évaluation individuelle, ce sont les méthodes d’évaluation qui ne s’intéressent qu’à la mesure de données chiffrées. Dans un contexte de recherche d’amélioration de performance à tout prix, la pression des gestionnaires combinée à une recherche sincère de justice a pour effet d’éliminer tout ce qui pourrait être subjectif dans l’évaluation de la performance individuelle.
Or, l’essentiel du travail est de nature subjective. L’expérience du travail est l’expérience de la résistance du réel, l’expérience de l’échec. Travailler, c’est échouer, c’est éprouver un sentiment d’impuissance, c’est endurer l’échec. Cette histoire se prolonge à la maison, la nuit…Il n’ y a pas de frontière étanche pour ces états affectifs…
Echouer c’est souffrir…
On ne voit pas un mal de dent passer…
On ne peut pas mesurer les états affectifs, subjectifs…
On ne peut donc mesurer le travail, au mieux, on peut évaluer certains résultats du travail.
Mais on n’obtient pas de résultat tout seul, on a besoin de la coopération des autres.
Or, l’individualisation dégrade la coopération :
elle crée de la concurrence généralisée entre les gens, induit des changements de comportement qui vont jusqu’à la concurrence déloyale. Il s’ensuit la destruction de la loyauté et de la confiance, la destruction de la convivialité. On accepte comme une calamité de participer à des actes que l’on sait répréhensibles. Il en résulte de la solitude, voire de la dé-solation, car c’est le sol commun du sens commun des valeurs communes qui s’effondre…
On a cassé les solidarités de défense : face au harcèlement, personne ne bouge…La solitude face à l’injustice devient de règle. Paradoxalement, les plus vulnérables sont les plus motivés, parce qu’ils croient qu’ils sont en tort…
Quant à la qualité totale, c’est bidon, çà n’existe pas, çà ne marche pas, c’est un idéal…
La conséquence inévitable est qu’elle met dans l’obligation de frauder…
Les gens mentent, consacrent du temps à mentir, à consigner les mensonges sur papier, à mentir par solidarité avec son chef, avec l’Entreprise…
Là encore, l’effet de dé-solation se trouve renforcé…
Quelles réponses apporter à ces critiques non dénuées de fondement ?
Le point commun aux deux causes exposées est une idéologie du management qui, comme toute idéologie, ampute la partie gênante du réel.
Dans le cas de l’évaluation, le déni de réalité tient au refus de juger du travail, et notamment de la coopération dans le travail. Au nom de la justice, pour éviter « la tête du client », on se raccroche à la « vérité » des chiffres, seules réalités prétendues objectives, mais qui ,comme chacun le sait, sont tous faux…Sous prétexte de vouloir éviter les erreurs de jugement, on évite d’apprécier ce qui est essentiel…
On empêche les responsables d’équipe de faire leur métier et on communique de la défiance…
Les pistes de solution sont connues et abondamment illustrées dans le Parcours de Formation IFMP.
Les points clé en sont :
l’existence de règles de fonctionnement explicites, connues de tous et applicables par tous
le choix de critères d’évaluation qualitatifs (non mesurables) et quantitatifs
l’importance donnée à la contribution personnelle au succès collectif
la confiance accordée aux responsables d’équipe pour l’évaluation de leurs collaborateurs sur la base de ces critères
la primauté donnée au dialogue et non au système
Quand ces lignes directrices sont mises en pratique, l’expérience montre que se développe un climat de confiance qui permet de se parler vrai. Dans un tel contexte, les politiques de Qualité Totale peuvent jouer pleinement leur rôle d’aiguillon. La peur de se parler de ce qui échoue s’estompe et le sens général commun du travail, qui consiste à s’améliorer, se trouve valorisé.