Le journal d’un médecin du travail relate la vie au quotidien d’une grande surface vue par le docteur Dorothée Ramaut entre juin 2000 et mars 2006. Une vie faite d’humiliations et de graves souffrances psychologiques…Le docteur Ramaut décrit les ravages causés par ce qu’elle nomme la « maltraitance managériale » sur les salariés qui y sont exposés. Ce qu’elle dénonce, ce ne sont pas les brimades occasionnelles de « petits chefs » complexés, mais des « méthodes de management contraires à la dignité de l’homme » érigées en système.
Elle croyait au départ que « les chefs étaient tous des sales types payés pour malmener leur équipe ». Elle pensait que les victimes de harcèlement moral ne pouvaient être situées qu’en bas de l’échelle, là où le pouvoir fait défaut pour résister à de mauvais traitements. Elle change de point de vue au fur et à mesure qu’elle voit défiler dans son cabinet des « chefs » qui craquent eux aussi.
Comme Daniel, chef de rayon depuis dix ans, un grand type costaud qui en impose, mais qui s’effondre en sanglotant : son chef de secteur l’a humilié à plusieurs reprises devant ses équipiers et même devant la clientèle. Il critique toutes ses décisions sans motif, en vociférant et en public…D’abord déstabilisé, puis démoli, Daniel doit être déclaré en inaptitude temporaire, puis définitive. Il sera licencié. Son chef de secteur et le directeur semblent trouver que c’est une bonne chose : de toute façon « Daniel était un mauvais manager, il n’avait pas le profil de l’entreprise, il était nul… »
Comme Mathieu, qui refuse de licencier pour un vol imaginaire un salarié jugé trop inefficace par son chef de secteur. Dès lors, leurs relations vont devenir exécrables : ordres irréalisables, objectifs impossibles à atteindre…il est finalement assez facile de rendre la vie impossible à un chef de rayon…
Les exemples de même nature abondent dans ce livre témoignage et on ne peut manquer de se poser trois questions :
Quelle est la réalité des situations décrites ?
Le médecin du travail est bien placé pour décrire les pathologies qui sont de son domaine de compétence. Sa compétence professionnelle et son intégrité ne semblent pas devoir être mises en question. Aucune de ses décisions n’a d’ailleurs été remise en cause, ni par l’entreprise, ni par sa hiérarchie. A ceux qui lui disent qu’il est trop facile de se plaindre de harcèlement pour éviter de faire le travail demandé, elle répond par des faits. Le facteur commun de toutes les souffrances décrites est l’humiliation répétée et durable, cause d’isolement et de déstabilisation profonde des personnes qui en sont les victimes.
Quelle conscience les responsables en ont-ils ?
Cette question sera posée constamment par le docteur Ramaut, qui estimera de son devoir d’alerter les responsables de l’entreprise. La direction, ou plutôt les directeurs (3 en 6 ans…) auront comme attitude successive : le refus de voir (ce n’est pas grave…), l’intimidation (débarrassons-nous du gêneur…), puis l’acceptation de mesures cosmétiques de prévention (encadrons sa parole, mais ne changeons rien à nos pratiques…)
Quant aux chefs de secteur directement en cause, ils ne semblent ni comprendre ni accepter la relation de cause à effet entre leurs comportements et les conséquences sur leurs « collaborateurs ». La tendance est à la banalisation des faits : « ce n’était pas si grave que cela », « c’était pour rire », « il est trop sensible »…
Cette banalisation est renforcée par l’isolement et la peur de perdre son emploi qui dissuade toute réaction de défense. Le mépris ordinaire n’existe donc pas, puisque personne ne veut mépriser personne…
Comment expliquer les comportements des responsables ?
Le comportement des responsables, et parfois des collègues, apparaît choquant et incompréhensible dans notre époque si imprégnée de valeurs de respect et de tolérance. Une clé de compréhension peut se trouver dans les expériences de Stanley MILGRAM, menées dans les années 60 dans le cadre de l’Université de Yale. Les sujets sont des volontaires recrutés par annonce à qui on dit qu’il s’agissait d’une banale expérience sur la mémoire et l’apprentissage. En réalité, le but de l’expérience est de comprendre les mécanismes d’obéissance et notamment jusqu’à quel point précis chaque sujet suivra les instructions de l’expérimentateur, alors que les actions qu’on lui demande d’exécuter vont entrer progressivement en conflit avec sa conscience.
L’expérimentateur fait entrer deux personnes dans une pièce et leur explique que l’une sera « expérimentateur » et l’autre l »élève », et qu’il s’agit d’étudier les effets de la punition sur le processus d’apprentissage.
L’expérimentateur emmène l’élève dans une pièce, l’installe sur une chaise munie de sangles qui permettent de lui immobiliser le bras pour empêcher tout mouvement désordonné et lui fixe une électrode au poignet. Il lui dit qu’il va devoir apprendre une liste de couples de mots ; toutes les erreurs qu’il commettra seront sanctionnées par des décharges électriques d’intensité croissante.
Le véritable sujet de l’étude est le moniteur, qui après avoir assisté à l’installation de l’élève, est introduit dans une salle du laboratoire où il prend place devant un impressionnant stimulateur de chocs. Celui-ci comporte une rangée de 30 manettes qui s’échelonnent de 15 à 450 volts par tranche d’augmentation de 15 volts et sont assorties de mentions allant de « choc léger » à « attention choc dangereux ».
On invite alors le moniteur à faire passer le test d’apprentissage à l’élève qui se trouve dans l’autre pièce. Quand la réponse de l’élève est correcte il doit passer au couple de mots suivant. S’il se trompe, il doit lui administrer une décharge électrique en commençant par le voltage le plus faible, et augmenter progressivement (par tranche de 15 volts).
Le moniteur est un sujet naïf qui ne sait pas que le rôle de l’élève est en fait tenu par un acteur qui ne reçoit en réalité aucune décharge électrique.
A quel instant précis va-t-il refuser d’obéir à l’expérimentateur ?
Le conflit surgit quand l’élève commence à donner des signes de malaise qui vont devenir de plus en plus pathétiques en fonction de l’augmentation du voltage :
– à 75 Volts il gémit,
– à 120 Volts, il formule des plaintes en phrases distinctes,
– à 150 Volts, il supplie qu’on le libère,
– à 285 Volts, sa seule réaction est un cri d’agonie
– au delà de 285 volts, c’est le silence…
Les résultats sont impressionnants : dans 2 cas sur 3, le moniteur poursuit l’expérience jusqu’au bout ! MILGRAM observe que l’homme – soumis à un pouvoir – est prêt à torturer à mort : « sa conscience, qui contrôle d’ordinaire ses pulsions agressives, est systématiquement mise en veilleuse quand il entre dans une structure hiérarchique ».
La surprise fut totale pour l’équipe de MILGRAM comme pour tous les observateurs : personne n’attendait un tel pourcentage de » bourreaux « . Car chacun négligeait le rôle crucial de la hiérarchie, et surestimait le rôle des idées que l’homme se fait de son action et de la prétendue force de caractère sensée les mettre en œuvre. La référence acceptée à une autorité hiérarchique – si infime soit son degré sur un agent – suffit, en effet, à lui dicter un comportement. L’agent réagit d’abord aux signaux venant d’en haut ; il n’écoute plus les signaux venant de sa » victime « , même quand celle-ci est directement menacée de mort. Il est engagé dans une situation d’obéissance dont il lui est incroyablement difficile de se retirer, et qui montre à quel point la situation hiérarchique détermine plus souvent les actes des hommes que ne le fait leur volonté personnelle.
« Quelle que soit la raison qui pousse le sujet à administrer à la victime le choc le plus élevé, il faut la chercher ailleurs que dans la libération de ses pulsions agressives : seule peut l’expliquer la transformation de comportement qui intervient chez lui à la suite de l’obéissance aux ordres. »
MILGRAM montre comment le taux de sujet torturant à mort chute de 65% à 2 %, lorsque celui-ci est libre de choisir la gravité de la torture, tandis que soumis à une pression hiérarchique forte et disposant d’une hiérarchie inférieure à laquelle il délègue l’acte physique de la torture, le taux monte de 65% à 92 %!
Il propose ainsi le concept d’ »état agentique » pour l’homme qui … « se considère comme l’agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à l’état autonome dans lequel il estime être l’auteur de ses actes. …L’individu estime être engagé vis-à-vis de l’autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celui-là lui prescrit. Le sens moral ne disparaît pas, c’est son point de mire qui est différent. »
Autrement dit la logique d’obéissance hiérarchique permet à la fois de déculpabiliser l’individu des actes les plus monstrueux, mais surtout de réguler et de régulariser la violence qui circule dans toute société, ou groupe humain. Cette logique est d’autant plus pernicieuse que les personnes concernées n’en ont pas conscience.
Quel rapport entre cette expérience et le livre du Docteur Ramaut ?
Le cadre hiérarchique de travail et la pression permanente sur les résultats poussent les responsables et leurs collaborateurs vers une dégradation progressive et inconsciente du rapport à l’autre. Au point de créer des situations objectives de harcèlement destructrices qui apparaissent comme « normales ». Personne n’ose dire « stop », sauf le médecin qui, placé hors cadre hiérarchique, obéit à sa conscience…